EPAISSIR LES LISIÈRES
grand paris 2009

Il existe une lisière physique où se côtoient deux mondes qui s’ignorent. L’un est le monde rural, que l’on aurait tort de qualifier de naturel. En Īle-de-France, il correspond le plus souvent à des terres agricoles, remembrées pour autoriser une exploitation mécanisée à grande échelle : ce sont des déserts humains, fréquentés quatre fois l’an, appauvris par la disparition des haies, des fossés, des bosquets et des chemins que le remembrement a gommés.

L’autre correspond à la périphérie de la périphérie. Elle est instable, mouvante. Ce sont des zones pavillonnaires, des zones commerciales, des zones d’activité, qui toutes tournent le dos au monde agricole, qui toutes sont dans l’éloignement du monde urbain et dans l’absence d’espaces publics partagés et pratiqués.

Cette rive assemble deux marges de peu de qualité. Elle a l’allure d’une catastrophe ordinaire. Ces deux mondes ne se confrontent pas plus qu’ils ne se rencontrent : ils se tournent le dos. Cette lisière est le plus souvent matérialisée  par de simples grillages, de part et d’autre desquels ne se trouvent ni lien, ni échange : elles ne partagent que leur état de frange.

Seul un artifice peut traiter cette situation, somme toute inacceptable. Seule l’invention d’un espace spécifique peut la renverser. Il ne peut prendre modèle ni d’un monde ni de l’autre. Vouloir y rétablir des paysages agricoles préexistants au remembrement serait spécieux. Vouloir là des squares serait reconduire l’indifférence à la situation. Laisser se déplacer cette lisière, poursuivre le grignotement de la ville sur la campagne conduit à l’extension de la marge, à tous les gaspillages qu’il induit, à l’empêchement de profiter d’une situation à bien des égards exceptionnelle.

Il s’agit au contraire de la fixer, aussi bien pour préserver les terres agricoles et maintenir avec elle la proximité de ces mondes de production et de consommation, que pour endiguer une expansion génératrice de pertes de valeur et de sens. 

Ces deux mondes, il faut les articuler par l’entremise d’un milieu singulier, qui les concilie, qui les fasse profiter l’un de l’autre, qui les mutualiste. Cette ligne mince et fragile qui les sépare, il faut la dilater, lui donner une épaisseur et une existence qui leur profite à l’un comme à l’autre, emprunte ses qualités à l’un comme à l’autre, les enrichisse l’un comme l’autre. Ce sont des liens ouverts qu’il faut créer, une porosité qu’il faut établir, et non une ceinture de contention qui, fût-elle verte, ne correspondrait qu’à la dilatation d’un grillage.   

Ce milieu doit à la fois faire appel aux pratiques et aux techniques empruntées au monde de l’agriculture, et pallier aux déficits de la périphérie urbaine. Le premier suggère vergers, potagers, hortillonnage, maraîchage... Le second appelle chemins et pratiques publiques. Il s’agit bien moins d’offrir une « jolie campagne », utopique et mièvre, que de concilier là des pratiques et des usages qui font défaut dans chacun des deux mondes.

Leur répertoire devient ainsi très ouvert. Que l’on évoque les pratiques des citadins qui profitent de la campagne pour se promener et s’aérer, avec des chemins et des sentiers, des promenades et des plages, ou leur désir de jouir d’un lopin de terre, ou même de l’exploiter de leurs mains, ou encore d’étancher leur curiosité botanique. Ou que l’on pense aux besoins de jeunes ruraux de trouver des ressources supplémentaires ou complémentaires, voire d’expérimenter de nouvelles formes d’exploitation à forte valeur. A quoi il faut ajouter la possibilité de traiter et d’exploiter l’eau, les déchets, la production d’énergie, la fertilisation des sols, le recyclage, le compostage…

L’entretien de ce paysage d’un nouveau type, au croisement entre expérimentation, loisir et exploitation diffère autant de l’agriculture productive que des services de voirie ou des parcs et jardins. Il est partagé entre municipalités et exploitants, concessionnaires privés et propriétaires publics. 

Au large répertoire des pratiques auxquels il ouvre correspond une très grande variété de situations géographiques, urbaines et humaines, qui implique qu’il soit mis en place au cas par cas. La bande continue qui se substitue à la ligne y gagne en variété. Elle se dilate et se gonfle plus ou moins au gré de ce qu’elle croise. Elle appelle l’invention de solutions spécifiques, avec un vocabulaire particulier.

La mettre en place demande une gouvernance. Il faut imaginer une « loi lisière » qui s’appuie sur la loi de 2005 visant à la  protection des espaces agricoles et naturels périurbaine, et qui prenne modèle de la loi Littoral. Elle permet d’instituer un périmètre. Son application passe par la mise en place de cahiers des charges spécifiques, qui en détermine les utilisations et les conditions d’utilisation et autorise ainsi un réglage fin du rapport entre les deux mondes en précisant comment il les ouvre l’un à l’autre. Il faut imaginer des concessions, des partenariats, des aides… Cela revient à construire une politique qui s’accompagne d’effets physiques.

Ceux-ci se mesurent à l’invention d’un paysage à la fois continu et très divers, à un ourlet qui offre de nouveaux horizons.

Côté ville, il marque une ouverture et la fin d’une frontière. Public, il met en relation, et permet de sortir de la logique de camp. Sa simple existence a des effets en profondeur. Les rues en culs de sac mènent à des espaces partagés. Elles s’en trouvent modifiées en perdant leur statut de rues publiques d’usage privé.

Côté campagne, la même dilatation appliquée à la limite entre deux propriétés foncières, quand n’existent pas de chemins, crée un réseau nécessaire à l’accessibilité à ces « champs urbains » et multiplie les opportunités d’invention.

Les outils sont donc simples et peu nombreux. Ils peuvent être rapidement mis en place. L’opportunité est là. Les effets sont colossaux, si l’on pense au déployé de ces lisières. Dans l’agglomération parisienne, elles sont de deux sortes. Ils se trouvent en effet des situations d’enclaves, quand des champs, mais aussi des bois ou des forêts sont entourés par le bâti. Il faut bien sûr les préserver, mais aussi savoir les désenclaver : c’est une invitation à imaginer des continuités et des couloirs que la géographie offre le plus souvent. Et puis se dessine, avec l’armature d’un exosquelette, le contour de l’agglomération, qui étend ses ramifications jusqu’à s’arrêter face au continuum rural.

L’interférence créée entre les deux mondes fixe ainsi une des caractéristiques majeure de l’agglomération capitale, qui les conjugue jusque très près de son centre. Elle lui donne aussi un abord. Surtout, elle y réconcilie ces deux mondes, aux forces inégales, en leur permettant des formes de développements et d’échanges économiques de proximité, en en brassant les cultures. Elle répare des situations défavorisées ou délaissées, dont les handicaps sont renversés en atouts. Elle ne se contente pas de préserver les ressources naturelles, mais les anime et les amplifie. Conjugués, ces trois bénéfices correspondent à l’esprit du développement durable, loin des incantations ou des culpabilisations dont il est trop souvent entouré.    

 

(Propos recueillis par Jean-Paul Robert)